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Les modélisations scientifiques de la cognition

Sans prétendre être exhaustifs, il semble indispensable de mentionner les tentatives de modélisation scientifique de la cognition. En effet, depuis le début du XXe siècle, les modes de compréhension ou de conception de l'apprentissage et/ou de la cognition se sont précisés et ont évolué. Or concevoir (ou modéliser) l’apprentissage revient à concevoir (ou modéliser) la connaissance, l’intelligence, la pensée. »(Sallaberry et Claverie, 2018, p.32)

Le paradigme « associassionniste »

Au début du siècle, la psychologie outre atlantique est dominée par le behaviorisme. Sa logique consiste à étudier la liaison entre les éléments d'une situation et les réponses d'un sujet — d'où le schéma S—R (stimulus-réponse). En ce qui concerne l'apprentissage, ce courant s’appuie sur un empirisme associationniste. Dans cette logique de modélisation, un sujet construit l’idée de cercle à partir de l’observation des divers objets ronds qu’il rencontre, et par association de ces différents objets.

Pour Thorndike par exemple, l'apprentissage consiste à établir une relation entre une situation — ou un stimulus — S (la souris est dans la cage et a faim) et la réponse (appuyer sur le loquet de la grille, ce qui permet d'atteindre la nourriture). Les expériences ainsi menées montrent régulièrement une diminution de la durée écoulée entre la mise en situation et la réponse lorsqu’on répète l’expérience. La conclusion habituelle est qu’il y a apprentissage, assorti d’un « renforcement » dû aux répétitions.

La théorie de la forme — le paradigme « gestaltiste »

La gestalt-theorie met en scène un grand singe dans une cage, au « plafond » de laquelle est accroché un régime de bananes. L’animal bondit pour décrocher la nourriture, mais la hauteur a été réglée pour que les fruits soient hors d’atteinte. Et puis soudain le singe se saisit d’une caisse et d’un bâton (placés dans la cage depuis le début) et parvient ainsi à décrocher l’objet convoité. Le caractère soudain de la “solution“ amène à rejeter toute idée d’association, qui s’inscrit dans la durée.

Dans ce paradigme, c’est parce que le sujet possède la « forme » cercle qu’il reconnaît les objets ronds. Ainsi, pour les psychologues qui se rattachent à cette école , "le problème est une structure, la solution une autre structure. Résoudre le problème consiste à passer d'une structure à l'autre par une restructuration, une réorganisation qui concerne essentiellement le champ perceptif." (Reuchlin, 1977, p.214). Lorsqu'il y a restructuration (du champ de perception) cette réorganisation est brusque (insigth).

La théorie (et le paradigme) opératoire

Piaget pense que la théorie associationniste est une genèse (il y a construction de la connaissance) sans structure (du sujet), et que la théorie de la forme s’appuie sur des structures (les formes), mais sans genèse (les formes sont là). Il va tenter de synthétiser (ou de recadrer) les deux théories, en avançant que le sujet interagit avec l'environnement à l'aide de structures, qu’il complexifie et perfectionne au fur et à mesure de ces interactions. Il développe le concept de structure au point d'en proposer la généralisation (1968). S'appuyant sur la notion de schème, la théorie opératoire qu’il bâtit est sans doute ainsi nommée pour l'importance qu'elle accorde, à juste titre, aux opérations que le sujet fait subir aux objets. Chaque fois qu'un sujet fait rentrer un objet dans l'un de ses schèmes d'action — processus d'assimilation de l'objet — on peut considérer que l'objet subit une opération. Mais il est possible de justifier ce qualificatif par la conception opératoire que ce paradigme propose de l'intelligence — capacité d'action sur les objets. D’où une intelligence en actes (capacité d'action sur des "objets" concrets[1]), puis, au cours du développement, la possibilité d’une action sur les représentations [2].

Et la puissance conceptuelle d’une telle définition de l'intelligence tient dans ce renvoi symétrique qui est aussi une oscillation de notre fonctionnement cérébral, de notre pensée : "penser en agissant" et "agir en pensée". Ainsi, la complexification des structures du sujet l'amène à passer d'une intelligence "concrète" (sensori-motrice) à une intelligence abstraite (fondée sur les représentations), puis à une intelligence formelle (fondée sur les représentations et les opérations).

Les théoriciens de la médiation (paradigme constructiviste-interactionniste)

Les positions de Wallon, Vygotsky, Bruner vis-à-vis de la théorie de Piaget convergent sur l'importance de l'intervention des autres, et notamment des adultes, dans le développement de l'enfant. Certains auteurs, comme Doise et Mugny, en s'appuyant sur la théorie opératoire tout en tenant le plus grand compte de l'interaction sociale, vont privilégier le "conflit socio-cognitif". Dans cet “interactionnisme social“, la position de Vygotsky est radicale, puisque pour lui la pensée « collective » précède la pensée « individuelle ».

Pour Wallon et Bruner, l’acte est central, mais il est conçu en boucle, l’effet produit — dans le contexte qui est celui de l’acte — ayant un rôle « organisateur » sur l’acte. Bruner insiste sur le caractère structurant de la culture pour la pensée comme pour le développement (1996), en pronant une « psychologie tournée vers la culture » (1997, p.34).

C’est dans ce contexte (de ce côté-ci de l’Atlantique) que de nouveaux outils de modélisation de la cognition, et donc de la pensée, vont apparaître.

Paradigme cognitiviste (fort)

Un paradigme radicalement nouveau prend sa source dans le mouvement cybernétique Son hypothèse fondatrice peut s'énoncer : "Connaître, c'est effectuer, sur des représentations, des manipulations réglées." (Dupuy, 1994, p.22). Reprise par Newell et Simon (1972), par tout un pan de la recherche en psychologie — voir par exemple Richard (1990) — elle correspond actuellement au "paradigme cognitiviste fort", l'un des deux grands courants des sciences de la cognition. A partir du constat que deux ou trois diodes, suivant leur montage, peuvent réaliser les fonctions logiques élémentaires (telles que « et », « ou »…), il semble possible de modéliser le fonctionnement de notre cerveau et de la pensée.

L’intelligence artificielle s’est développée à partir de cette conception. Les "représentations" qui sont utilisées ici, pour être "calculées", doivent, bien entendu, se plier aux règles de la logique formelle.

Paradigme connexionniste

Un second courant des sciences de la cognition met l'accent non sur le neurone lui-même — qu'il soit naturel ou artificiel — mais sur les connexions entre neurones— d'où son appellation de connexionnisme. L’apprentissage correspond à des modifications du cerveau liées au degré d’activité corrélée entre les neurones. Si deux neurones s’activent au même moment, leur lien est renforcé ; dans le cas contraire, il est diminué (principe de Hebb.)

Dans cette logique de modélisation, on peut observer, à partir d'un certain niveau de complexité d'un réseau (de neurones naturels ou formels), des propriétés émergentes[3]. Dans une telle interprétation, la cognition est l’émergence d’états globaux dans un réseau de composants simples. La conscience, le langage, la pensée, sont alors des propriétés émergentes du fonctionnement de notre système nerveux. Conséquence immédiate, ces propriétés sont "distribuées" (et non "localisées")[4]. Elles sont à concevoir comme résultant de l'interaction entre neurones, ou mieux entre "agents"[5].

Développements récents

On citera notamment Edelman, Varela, Changeux, pour des apports décisifs à ces modélisations.

Pour plus de précisions, se reporter à Sallaberry et Claverie, 2018.

Plus ou moins bien connues selon le cas, ces idées — ou du moins certaines d’entre elles — diffusent et circulent dans le champ de l‘enseignement et de l’éducation. Notre position (et notre tentative) est de les faire mieux connaître, dans leur diversité, dans leurs convergences comme dans leurs différences.

Éducation nouvelle et pédagogie Freinet

Dans la galaxie de l’Education Nouvelle, une référence constante (un invariant) repérable est la centration sur l’activité (de l’enfant, du jeune, de celui qui apprend). Cela a constitué un boulevard pour Piaget, qui conçoit et définit l’intelligence comme capacité d’action, et a dès lors[6] argumenté un lien entre modélisation de l’apprentissage (c’est-à-dire un aspect de la cognition) et éducation. Cette mise en avant de la pédagogie Freinet est dûe à ce qu’elle considère comme inséparables les apprentissages “cognitifs“ de ceux qui concernent la vie en groupe et l’éducation dans son aspect socialisation. Plus précisément, le matérialisme pédagogique, l’expression libre, l’expérimentation, la dévolution, entre autres concepts propres aux techniques Freinet, précisent, avant les neurosciences, ces liens essentiels entre éducation et cognition. Le savoir n’est pas une “connaissance hors-sol“, il est le fruit d’une enquête, la graine d’une conférence, le noyau d’une riche production, il est projet de culture. À l’heure des intelligences multiples et d’une multiplication des savoirs disciplinaires, les pédagogies coopératives se singularisent, s’unifient et s’identifient à cette racine même d’émancipation. Cette modélisation proprement anthropologique de l’éducation, laquelle englobe l’apprentissage et plus largement la cognition, pourrait être une définition classique de l’Education Nouvelle. Elle est un projet de culture pour tous, tournée vers l’émancipation.

Le mouvement Freinet considère comme central le travail fondé sur l’apprentissage coopératif et le tâtonnement expérimental associé à un ensemble de techniques et d’outils : le journal rédigé et imprimé par les enfants, le texte libre, la correspondance scolaire, le plan de travail hebdomadaire, les fichiers autocorrectifs, la classe promenade, les exposés fondés sur des enquêtes, le conseil d’élèves, la coopérative scolaire…

Aujourd’hui, les enseignants et les éducateurs (au sein de l’Éducation Nationale ou dans la pédagogie sociale) du Mouvement Freinet utilisent Internet. Cette démarche d’apprentissage à la fois rationnelle et optimiste cherche à dépasser par l’expérience ce que John Dewey appelait les fausses oppositions : entre démocratie et discipline, comportement et savoir, connaissances et réalisations pratiques, activités individuelles et tâches collectives, création artistique et tâtonnement scientifique, jeu et travail, effort et plaisir[7].

Les écoles, et les classes Freinet constituent une réalité complexe et nuancée, à l’histoire tout aussi mouvementée. Les établissements alternatifs et les classes coopératives qui conjuguent réussite des élèves et satisfaction des acteurs (élèves, familles, enseignants) sont ceux où l’on observe une forte cohésion des équipes éducatives, des projets structurés offrant aux élèves des cadres stables, tout en cultivant créativité, réflexivité, souplesse, rigueur, atouts nécessaires, mais qui demandent une co-formation coopérative permanente qui peut être qualifiée de professionnalisation.

De nombreux travaux de recherche attestent de l’intérêt porté à cette dynamique. Sans pouvoir les citer tous (cf. bibliographie), on peut noter les résultats de l’équipe « Théodile [8] » (Reuter), les travaux de Clanché [9], ceux de Lèmery [10], ainsi que l'enquête de Go sur l'école Freinet à Vence [11]. Cette réflexion n’interdit ni la discussion ni la référence à d’autres mouvements.

Des éléments sur la dimension internationale

Au Portugal comme en Grèce le mouvement de l’École Moderne s’est considérablement développé en accueillant les enseignants en difficulté face à leurs classes, en leur apportant des outils, des techniques, et un accompagnement coopératif dans un processus de co-formation.

En Belgique, la pédagogie Freinet est proposée comme base de projets d’école dans les établissements où l’échec scolaire est conséquent, augmentant ainsi de manière exponentielle le nombre d’écoles étiquetées Freinet, sans avoir réellement mis en place de véritables moyens de former les personnels.

En Finlande, le mouvement Freinet a joué un rôle essentiel dans les réformes du système éducatif : les enquêtes internationales d’évaluation l’ont reconnu comme le plus efficace et le plus équitable ; la qualité de la formation des enseignants est un des facteurs qui explique sa réussite.

Publication des actes, pédagogie coopérative et enseignement supérieur

La publication des actes du colloque 2017 est d’ores et déjà réalisée ou programmée. Le premier volet (le n° 2018 de l’Année de la recherche en sciences de l’éducation) est à l’impression[12]. Il fait apparaître une richesse et une diversité qui reflètent celles du colloque. Il témoigne aussi de la présence de la pédagogie coopérative dans l’enseignement supérieur et dans la formation des enseignants.

Certaines filiations méritent d’être signalées. Par exemple celle qui démarre à l’EHESS avec Desroche, qui remplace le cours magistral universitaire par une pédagogie coopérative caractérisée par la mise en démarche de recherche (avec passage à l’écriture, bien sûr) de chaque étudiant. Lerbet, à Tours, a toujours rappelé qu’avec ses DUEPS (puis ses DURF, puis d’autres formules…[13]) il reprenait la formule de Desroche ; et si le mot d’ordre (le mot de passe, au sens de Baudrillard) est l’alternance, il s’agit bien de pédagogie coopérative, et cette démarche se poursuit aujourd’hui avec les succès que l’on connaît.

Comme pour le précédent colloque, la publication des actes fera l’objet d’un numéro de L’Année de la recherche en sciences de l’éducation.

‘Éducation et Cognition’ fut le nom d’une option de master ouverte pour les professeurs stagiaires (PE2 et PLC2, dans le jargon des IUFM) ; le diplôme était le master de sciences cognitives appliquées de l’université Victor Segalen -Bordeaux 2, porté par l’IdC (Institut de Cognitique) ; l’option Éducation et Cognition était portée par l’IUFM d’Aquitaine et l’IdC, qui avaient établi pour cela une convention[14]. Les étudiants découvraient la science de la cognition, ainsi que des outils pour aborder cette science du point de vue épistémologique. Et surtout, en vue de leur métier, ils étudiaient les quatre grandes théorisations scientifiques de l’apprentissage[15] qui ont précédé le paradigme cognitiviste fort et le connexionnisme et, outre ces deux constructions théoriques, des apports plus récents (cf. Edelman, Varela, Changeux). Ils pouvaient ainsi saisir le contexte dans lequel les deux paradigmes précédents sont apparus et, mieux, percevoir que ces diverses constructions scientifiques constituent des tentatives de modélisation[16].



[1] Établir une correspondance terme à terme pour vérifier l'égalité de quantités de deux séries d'objets — vérifier en mettant "face à face" des boules rouges et des boules blanches "qu'il y en a autant" — correspond bien à l'intelligence. De même la capacité à varier des déplacements pour atteindre le même point dans l'espace.
[2] Le sujet peut par exemple penser les déplacements, sans les réaliser, pour en tirer des conclusions
[3] Pour plus de détails, on se reportera à Dupuy (1994), Andler (1992), Edelman (1992), Varela (1989).
[4]  "En accord avec la manière dont nous avons envisagé la genèse et la stabilisation des assemblées de neurones, il paraît au contraire plus raisonnable d'envisager que la "trace" des objets de mémoire se trouve distribuée sur l'ensemble du cortex et, pourquoi pas, sur une grande partie de l'encéphale." (Changeux, 1983, p. 224)
[5]  On peut concevoir un agent comme assumant un rôle fonctionnel (il assure une fonction). On peut généraliser en le considérant comme un sous-système, par définition moins complexe que le système global. Cette idée d'interaction ou de coopération (entre sous-systèmes), déjà présente chez Gazzaniga (même s'il reste très influencé par la première cybernétique puisqu'il ne peut concevoir qu'il n'y ait pas de sous-système de pilotage) est notamment développée par Minsky (1988).
[6] Psychologie et pédagogie, Denoel,1969.
[8] Ils montrent l’efficience de cette pédagogie dans des lieux populaires défavorisés. Cf. Reuter Y., (2007)
[9] Ils soulignent la pertinence de la pratique du texte libre, à travers des approches : anthropologique, historique et expérimentale — cf… Clanché P., (2010).
[10] Ils portent sur le tâtonnement expérimental et permettent d’intégrer les avancées de plusieurs domaines scientifiques dans la pédagogie et la didactique des sciences — cf. Lèmery E., (2010)..
[11] Elle a montré en quoi cette pédagogie a été conçue comme un système — cf. Go LH, (2007).
[12] Le second volet prendra la forme d’un ouvrage collectif, publié dans la collection Cognition et Formation, chez L’Harmattan…
[13] Diplôme universitaire d’étude de la pratique sociale, puis Diplôme universitaire de responsable de formation, énoncés variant en fonction des conventions et/ou des exigences pour que ce cursus soit reconnu comme maîtrise, puis comme master 1…
[14] Cette option a fonctionné 6 années durant, pour les professeurs stagiaires qui s’y sont inscrits. Elle n’a pas résisté, d’une part à la restructuration des universités – accompagnée d’une restructuration des écoles d’ingénieurs, l’IdC devenant au passage l’ENSC, d’autre part au changement d’équipe de direction de l’IUFM.
[15] L’associationnisme — côté apprentissage du behaviorisme, la théorie de la forme — souvent désignée par gestalt, la tentative de synthèse de Piaget avec la théorie opératoire, le recadrage de la théorie opératoire par les théoriciens de la médiation (cf. notamment Vygotsky, Wallon, Bruner).
[16] Une UE de l’option consistait à former les enseignants stagiaires à la conduite de réunion et à l’animation des groupes, à partir de mises en situation suivies d’outillages théoriques — passant ainsi en revue tous les outillages théoriques disponibles pour les groupes.
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